Temps perdus en Syldavie

24 octobre 2009

Samedi, onze heures. Je sirote un café sur Staromestski Namesti, la place de la vieille ville, sous un brûleur qui réchauffe doucement l’air d’octobre.

Je perds mon temps. Je ne me précipite pas vers un musée, une tour, un parc, une promenade en bateau sur la Vlatva. Je sirote un café et j’écris ce post sur la page-titre d’un exemplaire écorné des Lettres à Lucilius de Sénèque.

En effet, notre erreur est de ne voir la mort que devant nous, alors qu’elle est ne grande partie derrière: son domaine est le passé. Agis donc, cher Lucilius, comme tu me l’as écris: saisis-toi de tous les instants.

Ce petit livre traîne depuis plus d’un an dans la poche gauche de mon parka. J’en parcours quelques lignes chez le dentiste, dans l’autobus, entre deux rendez-vous, en un mot dans les trous que me laisse le tyran Agenda.

Que faire de ce temps, denrée si précieuse? Pourquoi le consacrer à forger de la fiction dans un univers qui se désagrège?

Franz Kafka est mort de la tuberculose à quarante-et-un ans. Il a passé presque toute sa vie à grandir, étudier, travailler, écrire autour de cette place de la vieille ville de Prague. La ville ne se gêne pas pour récupérer son ombre. Kafka in Prague. On trouve son image quasi chaplinesque, cette silhouette noire avec un chapeau, sur des posters, des tasses, des t-shirts. Avant de mourir, Kafka avait ordonné à son ami Max Brod de brûler tous ses manuscrits. Brod n’en a rien fait. J’allais écrire heureusement, sans y réfléchir. En quoi l’œuvre de cet homme torturé, ce long délire auto-accusatoire qui préfigure les grands totalitarismes du vingtième siècle, nous aide-t-elle à vivre?

Sénèque aurait-il jugé que Kafka avait perdu son temps en alignant ses mots? Pendant que je perds le mien en notant ces pensées dans un petit livre écorné, je n’ai d’autre réponse que celle-ci: les mots sont des détonateurs subtils, consolants et subversifs, qui possèdent parfois le pouvoir de durer et d’infléchir la marche du monde.

À défaut, ils nous en laissent l’illusion, ce qui n’est pas rien.


Les bains Széchenyi à Budapest

21 octobre 2009

Les Turcs ont occupé Budapest pendant plus de cent cinquante ans aux seizième et dix-septième siècles. À part le culte du café, ils ont laissé aux Hongrois des bains thermaux.

Hier donc, je me présente aux bains Széchenyi, situés dans le Varosliget, le grand parc central de la ville. Il fait six ou sept degrés celsius. N’empêche, le vaste bassin d’eau chaude, d’où s’échappe une vapeur dense, est envahi par des cohortes de baigneurs béats. J’enfile mon maillot, traverse des salles semées de bains de diverses températures, puis l’espace inhospitalier qui me sépare du spa géant, turquoise sous le ciel gris.

Miracle! L’eau de source, la plus chaude de la ville, m’enveloppe de sa douceur minérale. Je fais quelques brasses dans la buée, me laisse asperger par les jets qui jaillissent des figures sculptées ou du fond de tuiles bleues: c’est le pied, comme disent les Cousins. Le plus intéressant demeure d’observer la faune ambiante. Ils est facile de distinguer les touristes des locaux. Les premiers exhibent, à des degrés divers, tous les signes de l’hésitation ou du ravissement. Les seconds devisent avec leurs voisins, tranquillement, avec une familiarité créée par une longue habitude.

Dans un coin de la piscine, des hommes âgés, immergés jusqu’aux omoplates, jouent aux échecs. Les pièces sont en plastique, de même que l’échiquier déplié sur une rampe de pierre. Je les observe. Ce sont d’excellents joueurs. À n’en pas douter, ils sont ici plusieurs fois par semaine, une sorte d’amicale de retraités aquatiques, joignant les plaisirs du corps à ceux de l’esprit.

Budapest, le Paris de l’est, la grande dame du Danube, est une ville absolument étonnante.


Vendredi soir à Cracovie

19 octobre 2009

Vendredi soir, 20 heures, je déguste une Zywiec dans un bar sur le Rynek Główny, la grande place du marché de Cracovie.

Le bar, très éclairé, est minuscule, cinq mètres sur quatre, et pourvu de trois îlots et de hauts tabourets. Le tenancier, impeccable dans son veston de tweed boutonné, officie derrière son zinc. De deux petits haut-parleurs s’échappent des chansons à la fois mélancoliques et vigoureuses, scandées par une chanteuse polonaise à la voix généreuse. Si j’en juge mon voisin de droite qui en chantent toutes les strophes comme s’il les avait apprises à la maternelle, ces chansons sont ou folkloriques ou populaires ou les deux.

Mon voisin de droite, de toute évidence plus tout à fait à jeun, semble fermement décidé à célébrer la fin de sa semaine de travail, voire à conquérir le coeur d’une femme dans la trentaine, légèrement boulotte et qui s’amuse comme une folle en reprenant, chacun le devine, les refrains des chansons déferlant par les haut-parleurs. Mon voisin chante de plus en plus fort, il mime le jeu du violoniste, du guitariste, ce qui déclenche les sourires amusés des autres buveurs, lesquels semblent connaître Andrzej – je connais maintenant le prénom de la vedette – depuis belle lurette, qui sait? peut-être depuis la maternelle.

Andrzej, transporté, se met périlleusement debout sur le tabouret, à un mètre du sol et continue de hurler de plus belle. La belle tourbillonne, rit, l’aubergiste émet un avertissement qui semble plutôt bonhomme, les buveurs rient de plus belle et se mettent à chantonner eux aussi. De mon côté, j’évalue les possibles points de chute du vociférant, prêt à nous éviter, lui et moi, une fracture du fémur ou du crâne s’il s’avisait de tomber dans ma direction.

La porte s’ouvre, Deux policiers entrent. Alors que je pense qu’ils vont suggérer au funambule de cesser son cirque, ils le contournent sans lui prêter attention, échangent quelques mots avec l’homme au veston de tweed puis disparaissent sans mot dire, engoncés dans leur veste pare-balles.

J’ai le temps de finir ma bière avant qu’Andrzej, possiblement pris d’une crampe ou désireux de reprendre une gorgée de son étrange shooter violet, ne descende de son perchoir. Derrière les vitres, des groupes de jeunes habillés à la dernière mode occidentale arpentent la grande place de Cracovie. La chanteuse à la voix généreuse entonne une autre chanson ténébreuse.

C’est vendredi soir à Cracovie. J’ai croisé bien des ivrognes dans ma vie. Aucun n’était si triste ou heureux qu’Andrzej.


Les Gitans prise 2

19 octobre 2009

Le lendemain, je suis retourné dans le restaurant de la rue Celetna, à Prague, pour écouter une nouvelle fois le groupe de Gitans.

Surprise, le violoniste de la veille était maintenant à la contrebasse! Il ne se débrouillait pas trop mal, jouant de façon plutôt distraite, tout occupé à observer, ou piloter, un nouveau membre. Il s’agissait d’un jeune homme d’à peine vingt ans, habillé comme un dandy, des yeux veloutés par tout le spleen de la Mitteleuropa.

Le jeune homme a enchaîné Nuage de Django, la czardas de Monty, un standard de jazz… Il jouait plus délicatement que son aîné, mais tout aussi précisément. Le contrebassiste de la veille est soudain apparu, cellulaire à l’oreille et cigarette au bec, et a repris son instrument. Le violoniste a rejoint son protégé et c’est à deux violons que s’est terminé la soirée.

Quelques pièces tsiganes devant une salle presque vide et les Gitans ont rangé leurs instruments. Ils ont déménagé le système de son et le piano électronique dans une pièce à l’arrière, en prévision de leurs soirées de la semaine prochaine. Ils ont allumé des cigarettes, blagué avec les serveurs, descendu leurs verres d’alcool avant de disparaître dans la nuit.


Les Gitans

14 octobre 2009

Avant-hier soir, des échos de violon m’ont happé alors que je déambulais rue Celetna.

Par la vitrine d’un grand restaurant, j’aperçus un quatuor de musiciens s’exécutant devant une assemblée de dîneurs. J’entrai. Le violoniste, debout, le regard morne mais le geste superbe, maniait son instrument avec une virtuosité consommée. Un guitariste obèse syncopait un 4/4  savant. Un contrebassiste aussi imposant, de longs cheveux noués en une queue de cheval, tissait des lignes de basse originales et complexes, l’air profondement ennuyé. Enfin, un pianiste s’escrimait de façon compétente sur un clavier électronique.

Je commandai un verre. La majorité des clients, tout à leur repas, n’écoutaient guère. Ces musiciens qui, manifestement, arrondissaient leurs fins de mois en jouant pour les touristes, étaient pourtant extraordinaires d’invention et de précision. À leur allure, à la chaleur de leurs manières, à la liberté de leurs improvisions, au chromatisme audacieux de leurs solos, je conclus bientôt, peut-être à tort,  que le quatuor était composé de gitans.

Ils furent bientôt rejoints par un jeune accordéoniste, qui manifesta autant de virtuosité. Subjugué, je les écoutai jusqu’à la fermeture. Ils ramassèrent leurs instruments, échangeant rires, accolades et cigarettes, parlant dans une langue qui ne me paraissait pas être vraiment du tchèque.

Hier soir, je les ai encore aperçus par la vitrine. Ils étaient encore au poste, gagnant stoïquement leur vie en jouant pour les touristes de la vieille ville. Quelle était leur vie quand ils quittaient le ghetto touristique?

Huit à treize millions de Roms (ou Gitans ou Tsiganes) vivent à travers le monde. En République Tchèque, ils seraient entre 150,000 et 300,000. Depuis juillet 2009, le Canada impose un visa aux ressortissants tchèques, dans le but avoué d’endiguer une vague d’immigration de la part des Roms qui se disent persécutés. Le gouvernement tchèque dément que sa minorité fait l’objet de mauvais traitements.


Prague

12 octobre 2009

Je m’éveille ce matin à Prague.

Sous une bruine tenace, la vieille ville, lovée dans un coude de la Vltava, dresse ses tours et ses clochetons contre le ciel plombé. Sur l’autre rive, l’élégant Château monte la garde sur le Mala Strana, le «petit côté», mon quartier préféré. Mis à part sa beauté évidente, qui la jette en pâture au tourisme de masse, je ne sais toujours pas pourquoi je suis tombé en amour avec cette ville. Ici rôde, bien sûr, le fantôme de Franz Kafka, que je n’ai pas relu depuis des lunes, mais qui m’avait assez marqué, adolescent, pour que je choisisse Le château, justement, comme sujet de travail dans un cours de littérature.

Ville de musique, Prague a aussi hébergé et apprécié à sa juste valeur mon chum Mozart, qui composa Don Giovanni dans une villa du quartier Smichov. La veille de la première, le directeur du Stavovske Divadlo, le théâtre des États (dans lequel furent d’ailleurs tournées des scènes du film Amadeus), s’énervait: le maestro n’avait toujours livré l’ouverture de l’opéra. Qu’importe! Wolfie la composa pendant la nuit, soutenu par le café et la conversation de sa Constance.

Ville-musée, capitale asservie depuis des siècles par les Austro-Hongrois, par l’Allemagne nazie, puis par l’ex-URSS, Prague bouillonne depuis sa libération d’une énergie contagieuse. J’y passerais bien quelques semaines, à écrire le jour dans ses cafés au charme désuet, à me perdre le soir dans ses rues brumeuses.


La zone-zone

4 octobre 2009

Un soir d’hiver 2002, nous étions tous rivés devant le petit écran alors que les représentants du Plus-Meilleur-Pays-Du-Monde disputaient la médaille d’or olympique de hockey sur glace (masculin) aux Américains.

L’événement était si capital que Fille Numéro Un, quinze ans, surtout passionnée de natation, de marathons de bouffe et de musique planante, était assise en indienne devant la table basse, couturée de traces d’accidents domestiques, qui supportait, circonstance non négligeable, une assiette de nachos.

Pour une raison qui m’échappe, mais qui tenait peut-être du dramatique caractère transcanadien de la confrontation, nous écoutions la joute en anglais. Le commentateur survolté abusant régulièrement de la formule «in his own zone», Fille Numéro Un demanda, avec une candeur charmante: «Voulez-vous me dire c’est quoi, la zone-zone?».

Ainsi naquit la légende familiale de la Zone-Zone, qui fit son nid, des années plus tard, dans la blogosphère, pour le plus grand plaisir d’un nombre grandissant de fanatiques.

http://lazonezone.blogspot.com/


Ce matin à Cap-aux-Meules

1 octobre 2009

C’étaient pas des anges non plus

L’Évangile, ils l’avaient pas lu

Mais ils s’aimaient tout’s voil’s dehors

Tout’s voil’s dehors

Pendant que l’ami Brassens berce de ses octosyllabes le bistro des Pas Perdus, j’observe, par les fenêtres où traînent quelques gouttes de la pluie de la nuit, le cap-aux-Meules. Il fait un temps doux aux Iles, qunze beaux degrés celsius, un petit vent du sud, cette lumière oblique d’automne qui donne des tons chauds aux buttes.

Je suis de retour dans la bulle.

Le temps perd ses contours et ses aspérités.

Ça me rappelle mon dialogue préféré dans le dernier roman. Gilbert Poulin, technicien de scène, déclare:

«- Moi, j’ai résolu le problème. Je ne suis personne. C’est merveilleux.»