Philip Kerr, un grand écrivain parti trop tôt

24 juin 2018

Je viens de terminer The Other Side of Silence (Les pièges de l’exil), l’un des derniers romans de Philip Kerr, auteur écossais décédé d’un cancer en mars, à l’âge de 62 ans. Il a écrit plus d’une trentaine de romans, à une cadence époustouflante, autant pour les jeunes que les adultes.

Sa série phare demeure celle mettant en scène Bernie Gunther, ex-détective des homicides de Berlin inlassablement recyclé, avant, pendant et après la Deuxième Guerre mondiale, en SS, en privé, en envoyé spécial, en agent de sécurité au célèbre hôtel Adlon sur l’avenue Unter den Linden. Les trois premiers romans de la série, regroupés dans la Trilogie berlinoise, ont de fait créé un sous-genre dans le polar et inspiré plusieurs imitateurs.

Dans sa version originale anglaise, ces romans «allemands» ont un parfum particulier. Ils sont écrits au je et le narrateur, Bernie Gunther, s’exprime dans une langue tout à fait moderne, synthétique, avec un sens du punch beaucoup plus américain que britannique. Par le style, aussi par la dégaine de ce solitaire désabusé amateur de femmes et d’alcool, il évoque davantage le Marlowe de Raymond Chandler qu’un flic allemand. En un mot, Bernie Gunther ne semble pas penser et vivre en allemand, on croirait qu’il a grandi à San Francisco.

Cette faille, certainement plus perceptible en anglais, n’a pas empêché les livres de connaître un succès mondial: en littérature, l’important n’est pas d’être exact, mais d’être vraisemblable. Le lecteur est prêt à avaler une couple de couleuvres à condition d’être transporté. Le personnage même de Gunther, bardé de toutes les caractéristiques du détective revenu de tout, évolue à la limite du cliché tout en demeurant intéressant et crédible. Le mérite de Kerr, diplômé en droit et en philosophie, est de le confronter à des dilemmes éthiques complexes, ces derniers ne manquant pas pendant le Troisième Reich. Ajoutez au tout des dialogues dynamiques, un humour corrosif, des intrigues structurées, de la tension sexuelle, surtout l’indéniable fascination qu’exerce l’époque sur la psyché populaire et vous obtenez de bons romans.

The Other Side of Silence, d’abord publié en 2016, est campé sur la Côte d’Azur, en 1956. Bernie Gunther n’est plus détective à l’Adlon, mais concierge dans un hôtel chic de Cap-Ferrat. Les premières cent pages sont assez languides. Gunther, délaissé par sa femme, se remet d’un suicide raté en jouant au bridge. Alarmé par le retour d’un maître-chanteur connu dans l’entre-guerre à Berlin, harponné par une biographe dont les charmes sont plus évidents que le talent, il est bientôt mis en présence de Somerset Maugham lui-même, délicieux en vieillard cynique et retors. L’intrigue se complique quand une vulgaire tentative de chantage se transforme en une opération de contre-espionnage sophistiquée, qui évoque la célèbre infiltration des services secrets britanniques par l’URSS dans les années 1950. La deuxième partie du roman est digne des meilleurs John Le Carré.

Il semble que Philip Kerr, se sachant sans doute condamné, n’ait pas cessé d’écrire. Après Greeks Bearing Gifts paru cette année, le dernier Bernie Gunther, Metropolis, sortira l’an prochain.

Écrire à un tel rythme, est-ce bon pour la santé?