Journal d’Asie 3 – Les civilisations sont solubles dans le temps

17 mars 2020

Phuket Ville, 17 mars 2020.

Alors que j’attends les vols qui demain m’emporteront, à saute-moutons, jusqu’à Hong-Kong, Toronto et Montréal, dans ce petit resto d’hôtel où chante Phil Collins, Another day in Paradise, j’ai le luxe de faire le point sur ce voyage interrompu par le COVID-19. Je devais rentrer dans cinq semaines. Voilà que je retournerai au Québec à temps pour accueillir, dans la neige et la glace, l’équinoxe de printemps, mais surtout pour retrouver famille et amis, aussi les gens de mon pays qui se serrent les coudes, chacun chez soi, de part et d’autre du grand fleuve.

Je garderai surtout de ce voyage les 10 jours passés au Cambodge, une semaine à Phnom Penh, trois jours à Siem Reap, où j’ai pu visiter Angkor Wat. Nulle part est-il plus facile de méditer sur le destin des civilisations. Les Khmers ont dominé ce qui deviendra l’Indochine du IXe au XIIIe siècle pour ensuite être envahis, dominés par leurs voisins de l’ouest ou de l’est, Siamois ou Annamites. À la suite du cauchemardesque joug des Khmers Rouges, de 1975 à 1979, effet direct de la guerre menée par les Américains au Vietnam voisin, le pays peine à réintégrer le monde libre, toujours sous le joug d’un régime socialiste opaque et corrompu.

Les descendants des puissants Khmers, dont le revenu annuel tourne autour de 2000 dollars, sont réduits à observer le monde par l’écran de leur téléphone et à tenter vaille que vaille d’améliorer leur sort par des petits commerces dont l’ingéniosité défie l’imagination. Défilent parmi eux les touristes occidentaux, riches, plutôt âgés, moins agiles, moins résistants, mais dotés, pour l’instant, de cartes de crédit et de solides revenus ou comptes en banque.

Pendant ce temps, un virus issu d’un marché d’animaux sauvages de Wuhan fait trembler la planète, les Bourses, les économies, et la tranquille assurance de milliards d’occidentaux qui croyaient achever leur course autour de l’âge canonique que leur promettaient médecins et actuaires.

Mourir, moi? La plus vieille question du monde.

Oui, mourir. Des suites d’une morsure de pangolin par une chauve-souris? Pourquoi pas. La nature a toujours une façon de remettre les humains à leur place. Le monde actuel est remarquable par sa candeur et son refus d’accepter l’accident, la limite, l’inconnu. Les ruines d’Angkor ont été envahies par la nature, ont résisté en partie. Des villes entières, moins solides que les hauts temples de pierre, ont simplement disparu.

Dans six mois, l’essentiel de la pandémie de COVID-19 devrait appartenir au passé. Des dizaines de milliers de personne seront mortes, dont le destin nous apparaîtra plus tragique, surtout plus proche, que celui des centaines de milliers de personnes qui meurent chaque année de conditions moins menaçantes et moins spectaculaires: les famines, les guerres locales, les diarrhées, les régimes corrompus, simplement l’extrême pauvreté. Autour de nous, dans nos belles démocraties de plus en plus scindées entre les ultra-riches et les pauvres ordinaires, des gens meurent aussi prématurément, de dépendances, de maladies mentales, d’obésité, d’ignorance, de négligence.

C’est sans parler de l’échéance environnementale. Le COVID-19 servira peut-être à ouvrir les yeux sur l’importance des biens fondamentaux, l’air, l’eau, la nourriture, l’habitat, l’espérance de transmettre à nos enfants un monde sinon intact, du moins vivable.

2020-03-12 Angkor tour sourire fromager - 1


Journal d’Asie 2 – Le Pocket Rocket est mort à Phnom Penh

7 mars 2020

Le voyage, c’est bien connu, entraîne de multiples décalages. Le plus commun est l’horaire, ces nuits blanches passées à lire, ces journées à combattre les baillements en début de parcours, puis en Asie du Sud-Est cette inversion du PM et du AM avec le Québec.

L’autre décalage est culturel. Par exemple, mon téléphone m’informe que Henri «Pocket Rocket» Richard, cet illustre descendant des Îles-de-la-Madeleine, a passé le Sherwood à gauche, à 84 ans, à Montréal, tandis que je visite le Palais Royal à Phnom Penh. Devant une pagode, devant un éléphant blanc, littéral, j’ai éprouvé un pincement au coeur. Le numéro 16 du Canadien, je le savais, était âgé et diminué. Néanmoins, il part avec une partie de moi-même. Laquelle? demandai-je à Bouddha, qui sait peut-être un fan des Bruins.

Le joueur était teigneux, remarquable par la hargne avec laquelle il manoeuvrait ses 5 pieds 7 pouces au milieu des défenseurs patibulaires qui sévissaient derrière les lignes bleues adverses. (À cette époque pré-Bobby Orr, les défenseurs ne «montaient» pas la puck, à moins qu’ils ne s’appellent Harvey). Enfant, je me souviens surtout de lui par les commentaires qu’il inspirait à mon père, qui fumait cigarette sur cigarette sur le chesterfield devant l’antique TV Dumont: «Regarde, Jeannot. Il vient encore de contourner le but pour aller se faire étamper dans la bande avant de faire une passe! Bon à rien!»

Je m’en souviens. C’était effectivement le jeu classique de Richard en fin de carrière. Il entrait dans la zone-zone* par le centre, débordait le défenseur par l’aile gauche, s’arc-boutait sur ses patins, manoeuvrant la rondelle de sa seule main gauche, contournait le but, puis tentait de faire une passe dans l’enclave. Au sortir de l’arrière du but, trois possibilités: il effectuait la passe, il se faisait étamper dans la bande ou les deux.

Bon à rien? Certainement pas. Je me souviens très bien DU but de Richard en finale contre Chicago. Ça donnait la coupe Stanley, Graal du peuple, ou une victoire en prolongation. Tout compte fait, le vieux Pocket Rocket avait foncé droit au but et avait trouvé moyen d’entraîner la rondelle avec lui, avec son jack-strap, avec son gant, avec ses dents, on ne l’a jamais su. La GRC a trafiqué la bande vidéo par la suite.

11 Coupes Stanley, on s’entend que ça n’arrivera plus. On retiendra aussi d’Henri Richard qu’il était un capitaine aussi redouté que respecté, qui ne s’était pas gêné pour envoyer une claque à son coach, Al McNeil, qui lui avait manqué de respect. On retiendra aussi qu’il ne parlait pas pour rien. Une notice nécrologique du NY Times (ça aussi, faut le faire), rapporte le dialogue suivant, en 1955, lors du premier camp d’entraînement du jeune Henri, 19 ans:

  • Hector «Orteil» Blake (coach) s’adressant à Maurice Richard, 34 ans: «Your brother, can he speak English?»
  • Maurice Richard: «Huh… I don’t know if he speaks French.»

Quel numéro aurait porté Bouddha s’il avait joué pour le Canadien? Chose certaine, s’il était encore disponible en milieu de première ronde, en juin prochain, je le repêcherais.

 

* zone-zone: célèbre mot d’enfant d’un de mes enfants, dont je tairai le prénom, alors que nous écoutions un match lors des Olympiques de 1994. Le commentateur anglophone employait souvent «…in his own zone». D’où la question: «C’est quoi, papa, la zone-zone?»