Agrigento, la ville de Pirandello et de Camilleri

24 octobre 2023

Agrigento, une ville de soixante-mille habitants, est comme beaucoup d’anciennes places fortes juchée sur un piton rocheux, à deux kilomètres de la Méditerranée. Akragas des Grecs l’ayant fondée au sixième siècle avant JC, elle a vécu diverses changements de maîtres, sa célèbre vallée des Temples se développant cent ou deux cent ans plus tard.

Aujourd’hui, Agrigento est un des pôles touristiques les plus importants en Sicile. Sa modestie relative lui permet d’éviter les pièges qui menacent les agglomérations plus importantes, que ce soit sur les plans de la circulation que du surtourisme, de la population ou de la dénaturation culturelle. Ainsi, Agrigento demeure une ville où se déploie une réelle vie locale, alimentée par une volonté de se définir par ses plus célèbres créateurs.

Parmi ceux-ci, impossible de manquer Luigi Pirandello (1867-1936), prix Nobel de littérature 1934, dont les citations tapissent les vitrines des commerces de la rue Atenea, principale artère de la vieille ville. Nouvelliste, romancier, Pirandello a surtout été reconnu comme dramaturge. Ses pièces, notamment Six personnages en quête d’auteur, ont été abondamment jouées depuis soixante ans. Des noms de personnages célèbres sont repris dans la culture locale, de même que l’image stylisée de son célèbre chapeau. Le Teatro Pirandello, sur la piazza qui porte son nom, est une splendeur architecturale mais surtout un théâtre toujours actif.

Quant à son œuvre elle-même, un de ses principaux thèmes est l’incommunicabilité. Six personnages en quête d’auteur met en scènes des personnages qui ne peuvent comprendre et partager un drame commun à cause des images différentes qu’ils en ont. Le tout est à mettre en parallèle avec Pirandello lui-même, dont l’épouse souffrait de troubles psychotiques et a été internée.

L’autre pôle littéraire de la ville est Andrea Camilleri (1925-2019), romancier prolifique et tardif. Il est le plus souvent cité en relation avec ses polars mettant en scène Salvo Montalbano, mais il a écrit d’autres excellents romans. Né à Porto Empedocle, le port au sud-ouest de la ville principale, il a été un phénomène littéraire, autant par le charme de ses personnages et de ses intrigues que par son emploi d’un vocabulaire unique, croisement d’italien et de sicilien local. Ses romans se caractérisent par une certaine truculence, aussi par une volonté de concision.

Dans le paysage littéraire, Pirandello et Camilleri sont aussi éloignés que le sont leurs statues sur la rue Atenea, l’une formelle à l’ouest sur l’élégante piazza Pirandello, l’autre, une statue-chaise sur laquelle tout un chacun peut se faire photographier, à l’est, dans un secteur plus commercial.

Avec ses ruelles escarpées, ses bons restaurants, son identité conservée, aussi ses trésors archélogiques et architecturaux, Agrigento est une ville où on a envie de retourner. Comme quoi mettre en valeur des écrivains, ce n’est pas si fou que ça.


Cefalù, entre l’accent grave, la Rocca, Lawrence Durrell et les maudits téléphones

17 octobre 2023

Le voyageur qui débarque à Cefalù, à quelques cinquante kilomètres à l’est de Palerme, est frappé par deux choses.

Tout d’abord la Rocca, un promontaire calcaire de 270 mètres de hauteur, dominant la ville comme une verrue ou plus noblement une tête d’escargot, cette dernière analogie ayant peut-être donné, d’après le grec Kephaloidion dérivé de képhalos, tête, son nom à la vielle cité. La Rocca est certainement spectaculaire, mais à peine moins remarquable que l’accent grave qui surmonte, tel un chapeau de carnaval, le U final de Cefalù.

La lettre isolée U se prononçant toujours ou en italien, quelle est son utilité? Existe-t-il des U accent aigu? J’en cherche encore, mais ce n’est pas ma première perplexité face à l’italien, une langue supposément facile qui se révèle à l’usage, comme les couloirs d’un château médiéval, semée d’oubliettes et de chausse-trappes.

Quoi qu’il en soit, le voyageur tirant sa valise à roulettes vers le centre de Cefalù tombe bientôt sous le charme d’une petite ville extraordinaire. Ce n’est pas parce qu’un lieu charmant devient touristique qu’il cesse d’être charmant. Du moins, pas tout de suite. Il existe une période de grâce pendant laquelle les deux états peuvent cohabiter, notamment en basse-saison. En arpentant les rues étroites de la vieille ville, en s’introduisant dans les passages obscurs qui séparent des pâtés de maison dont certains semblent dater des Croisades, le voyageur ressent un authentique frisson, d’autant plus que les locaux traitent l’invasion planétaire avec un sain mépris. Curieusement, dans cet espace traversé par des bipèdes parlant plus de vingt langues internationales, les habitants de Cefalù semblent trouver moyen de mener une existence presque normale, peut-être parce qu’ils tirent l’essentiel de leur subsistance des retombées, que ces dernières soient des factures de restaurant, de boutiques ou de services.

Le tout est peut-être favorisé, en cette éternelle fin de saison dystopique, par un temps estival, vingt-quatre, vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept degrés, qui n’en finit plus de finir. La mer est chaude, les itinérants numériques se font toujours rôtir sur la spiaggia, le soir venu tout un chacun déguste son Spritz Aperol ou son negroni en manches courtes sur la place du Duomo.

Mais le climat n’est qu’accessoire. Ce qui joue et ce qui jouait il y a deux mille ans, c’est la beauté des lieux, l’extraordinaire convergence de ce rocher, de cette plage, de ces montagnes, de cette mer sur la côte nord de la Sicile, à quelques dizaines de kilomètres de ce Mordor qu’est Pazzolermo, Palerme la folle.

Lawrence Durrell, le grand écrivain irlando-britannique, dont Le Quatuor d’Alexandrie constitue toujours, à mon avis, un des plus grands cycles romanesques du vingtième siècle, a publié en 1961 un livre intitulé Cefalu. L’auteur ayant dérivé vers la fin vers des considérations ésotériques qui annoncent, comme l’œuvre de Kerouac, le psychédélisme, le livre raconte un voyage initiatique où apparaît cet archétype méditerranéen, le Minotaure. Cefalù, la ville où a été tourné le chef d’œuvre Cinema Paradiso, semble ne pas pouvoir échapper à son pouvoir d’évocation. J’y passe quelques jours bienheureux en me disant que, malgré tout, j’aimerais y revenir.

Pourquoi? Je ne sais pas. Il y a certainement le bruit de la mer en bas sur la plage. Il y a ce rocher en forme de verrue et cet accent grave sur le U. Il y a aussi tous ces gens qui déambulent, qui mangent, qui prennent l’apéro les yeux fixés sur l’écran de leur smartphone. Je tu il nous sommes tous ce soir à Gaza, à Bruxelles ou aux États-Unis où – notez l’accent grave – sévit le Triste Soron aux cheveux oranges. Nous ne lisons pas Durrell, nous dansons sur le fil de l’extinction, dans cet été anormal qui n’en finit plus.

Quand il n’y aura plus de smartphones, d’accents graves, de bombes ou de roquettes tuant des civils palestiniens, juifs ou autres, il restera toujours la Rocca.


Fitzgerald, Sagan, Ventura et Juan-les-Pins

8 octobre 2023

Parmi les revues qui pénétraient dans la maison de mon enfance et qui meublaient mon imaginaire, il y avait évidemment le Paris Match. C’est ma mère qui l’achetait. Peut-être y était-elle abonnée? Il y avait beaucoup de photos, des gros titres, quelques articles sur l’actualité française et internationale. Il y avait surtout une quantité de ragots sur ce qui reste des familles royales ou sur leurs succédanés, les vedettes, autant du cinéma que du sport ou même de la littérature.

À neuf ou dix ans, je dévorais certains articles, moins sur les princes ou les duchesses de ce monde que sur les artistes, que ce soit les acteurs que je voyais à la télé ou les auteurs que je ne lisais pas encore, mais qui peuplaient les rayons des bibliothèques des plus grands. Du logement en haut de la pharmacie Lemieux, à Iberville, aux rues de Paris ou aux plages de Deauville, il y avait un grand pas. Dans cette France qui meublait tout de même une grande partie de l’imaginaire québécois, un lieu était particulièrement intriguant: la Côte d’Azur. D’abord parce qu’il semblait paradisiaque et réservé aux nantis, ensuite parce qu’il semblait encourager une certaine rage de vivre ou peut-être simplement des excès.

Françoise Sagan connaît une gloire précoce en 1954, à dix-huit ans, avec Bonjour Tristesse. D’elle je retiendrai surtout sa propension à conduire des voitures sport pieds nus sur les lacets traîtres des routes du littoral. Ce danger sera illustré par la mort en 1982, dans un accident d’auto, de Grace de Monaco, une autre «princesse» dont se repaissait Paris Match.

De Scott Fitzgerald, je serai frappé par les échos de la vie mondaine qu’il menait dans les années 20 à Juan-les-Pins ou à Saint-Raphaël. Tender is the night en parlera abondamment. Plus tard, toujours dans Paris Match, je lirai des articles, verrai des photos de Lino Ventura jouant aux boules à Saint-Paul-de-Vence avec Brel et Montand. Il faut imaginer qu’aujourd’hui, avec la masse de touristes qui fouillent l’Europe, ils ne pourraient s’adonner tranquillement à leur jeu.

Mais le nom qui titillait le plus mon imaginaire, c’était Juan-les-Pins, sans doute une question de sonorité, qui sait une résonance avec le mythe de Don Juan. Je viens d’y passer deux semaines, le temps de tomber sous le charme, aussi de m’apercevoir que le Juan-les-Pins de mon enfance, cet espace imaginaire supporté par quelques photographies, n’a pas grand-chose à voir avec la réalité. La station balnéaire fait maintenant partie d’Antibes. Il y a certainement des touristes, mais aussi beaucoup de retraités, de France ou d’ailleurs. Il y a toujours un casino, un festival de jazz, mais le lieu se signale plus par la beauté de sa baie, de ses plages, que par la frénésie de la vie nocturne des happy few du jet set. Les grands pins, les façades blanches, certaines un peu décaties, les parcs aux vieilles clotures de fer forgé, les rues sombres bordées de platanes, la promenade dégagent une beauté douce, mélancolique, surtout à la fin d’un été anormalement sec et chaud.

Hier, dans la petite gare inondée de soleil, j’ai pris le train vers Ventimille, puis Gênes. Demain, je prendrai le traversier pour la Sicile, autre lieu mythique, que j’ai davantage connu par Cammilleri ou Coppola que par le Paris Match.