Le torero derrière le carré rouge se nomme Jean Charest

7 juin 2012

La muleta est ce losange de tissu rouge que le toréador présente au taureau pendant la corrida. L’accessoire n’a besoin d’aucune présentation, si ce n’est pour rappeler que ce bout de drap écarlate cache, dans sa partie supérieure, le pico, l’épée avec laquelle le toréador mettra la bête à mort.

Le taureau distingue mal les couleurs. La muleta, depuis deux siècles, a été blanche, jaune ou bleue, avant de se voir adjuger, davantage pour attirer le spectateur que le bovidé, ce rouge que nous lui connaissons.

En ce printemps érable qui cherche son été, nous déambulons dans les rues, nous tapons sur des casseroles, avec – malheureusement – la même absence de stratégie que l’animal expiatoire. Jean Charest est un politicien professionnel qui s’apparente assez au money player traditionnel de la LNH: la saison régulière, lire la gestion de l’État, l’intéresse peu. Par contre, il est maître dans l’art de gagner une élection. Aussi a-t-il, fort habilement, attiré les étudiants et leurs alliés traditionnels de la gauche dans un traquenard. Pendant que la police et les manifestants jouent au chat et à la souris dans les rues, personne ne s’attarde au catastrophique bilan de son administration.

Mieux, par son refus de régler le problème, il crée, de toutes pièces, une crise sociale qui lui permettra, en septembre, avant les croustillantes révélations de la Commission Charbonneau, de se draper, sous-Sarkozy, dans le drapeau de la sécurité publique. L’opposition est divisée. Il se faufilera, comme un compteur naturel, entre les souverainistes et la CAQ, déjouera la gardienne de béton et ira récolter les félicitations au banc, des mains de son entraîneur Paul Desmarais.

Je n’invente rien en faisant ce constat. Il s’étale chaque jour dans les médias, sociaux ou traditionnels. L’Histoire s’écrit, ou se réécrit, sous nos yeux, en temps réel. Qu’on pense aux Plaines, à 1837, à 1970 ou à 1995, le scénario est toujours le même: d’un côté, une action stratégique, mûrement concertée; de l’autre, la division, les hauts cris, l’indécision, la conviction inébranlable de chacune des factions d’être la seule dépositaire de la vérité.

Le point de vue des étudiants est défendable. Il est si juste que le gouvernement du Québec prend, avec notre argent, l’initiative de la contester dans des publicités et dans les journaux. Plus globalement, et c’est là son côté le plus noble, cette contestation de la hausse des frais de scolarité s’inscrit dans une contestation du néo-libéralisme qui est lucide et pertinente. Que chacun prenne la peine de réfléchir au pouvoir des banques, à la déliquescence environnementale, au laisser-faire qui entraîne l’humanité vers la perdition, à l’héritage pourri que laissent derrière eux les baby-boomers: ces jeunes et ces plus vieux, dans les rues, ont cent fois raison de protester.

Malheureusement, il ne suffit pas, en politique, d’avoir raison. Dans les catacombes de l’Histoire, les crânes et les tibias des beautiful losers (pour emprunter l’image de Cohen) sont cordés en rangs d’oignon. Tapons sur des casseroles, marchons la nuit dans les rues, mais, de grâce, souvenons-nous que l’homme derrière le carré rouge, celui qui cache l’épée derrière la muleta, porte le nom de John James Charest.

Pour lui, la tauromachie n’est qu’un passe-temps. Il est aussi premier ministre du Québec et jouit de tous les pouvoirs qui se rattachent à cette fonction. Il serait temps que l’ensemble de ses opposants, ceux qu’ils montent si habilement les uns contre les autres et qui se déchirent sur des virgules, commencent à réfléchir stratégiquement à la manière de le descendre de sa butte.

Sinon, on se souviendra de ce si beau sursaut de lucidité comme du Printemps des Dupes.