Anne Hébert: l’écriture comme religion ou grand voyage

9 février 2024

Je sors de la superbe biographie que Marie-Andrée Lamontagne a consacré à celle qui fut, à peu près de l’avis de tous, la plus grande écrivaine québécoise du vingtième siècle: Anne Hébert, vivre pour écrire.

J’y trouve, dans une lettre écrite en 1965 à sa tante religieuse qui lui reprochait de la négliger quelque peu: « Mais j’aimerais bien que tu comprennes que mon travail est excessivement sérieux et grave. Cela nécessite une grande concentration d’esprit et un don total de tous les instants. Je suis rentrée en littérature comme on rentre en religion.»

Anne Hébert commençait alors à élaborer son roman le plus connu, Kamouraska, qui devait asseoir sa réputation comme romancière. Elle a alors quarante-neuf ans, vit seule à Paris où elle subsiste difficilement des droits de ses livres, des quelques prix que ceux-ci lui rapportent de loin en loin, de bourses, aussi de l’aide familiale. Anne Hébert a eu une existence partagée entre deux pôles: une solitude consacrée à l’élaboration d’une œuvre rare et originale, une reconnaissance tardive, alors qu’elle a plus de soixante ans, notamment grâce au prix Femina remporté en 1982 avec Les Fous de Bassan.

D’abord poète, avec la parution en 1953 du Tombeau des rois, elle a connu la consécration comme romancière. Ses romans étaient portés par un souffle unique, une symbolique omniprésente, des univers dépouillés où des êtres singuliers étaient emportés par des passions profondes. Cette antithèse entre l’emportement et le dépouillement, entre la possession et la déréliction, était à la fois le reflet de l’écrivaine même et de son rapport à son pays.

Anne Hébert était l’aînée d’une famille issue de la bourgeoisie canadienne-française. Sa mère était une Taché du côté paternel et une Juchereau-Duchesnay du côté maternel. Son père, Maurice Hébert, avait d’illustres ancêtres acadiens, dont peut-être ceux-là même qui devaient inspirer à Longfellow les personnages d’Évangéline et de Gabriel. Le père était aussi un critique estimé et un poète ordinaire, qui s’est totalement investi dans l’aventure littéraire de sa fille. La famille vivait à Québec, le plus longtemps dans la maison de l’avenue du Parc qui porte aujourd’hui une plaque commémorant l’écrivaine, mais possédait aussi une maison de campagne à Sainte-Catherine-de-la-Jacques-Cartier, près du manoir Juchereau-Duchesnay. Enfin, par ces derniers, Anne Hébert était aussi la petite-cousine de Hector de Saint-Denys Garneau (1912-1943) dont Regards et jeux dans l’espace constitue toujours un jalon dans la poésie québécoise.

À Québec ou à Sainte-Catherine-de-la-Jacques-Cartier, Anne Hébert a vécu une enfance protégée, nourrie par la lecture, mais aussi par cette ombre: le père, tuberculeux, craint de contaminer ses proches. Il fait des séjours en sanatorium. La jeune fille, mince et fragile, grandit dans un cocon familial où plane la menace de la maladie ou de la catastrophe. Dans la jeune vingtaine, un médecin croit, à tort, qu’elle a été contaminée. Anne Hébert, au lieu de vivre sa vie de jeune femme, est mise au repos et cloisonnée dans la maison familiale pendant cinq ans. Quand le faux diagnostic apparaît, elle a vingt-huit ans, pas de diplôme, seulement des poèmes et de courts textes parus dans de petites publications.

Cet enfermement sera paradoxalement le terreau où germera sa poétique. Des années plus tard, Anne obtiendra un petit travail à l’ONF, fera paraître ses premiers livres à compte d’auteure, enfin gagnera une bourse pour aller vivre un an à Paris. Elle a de fidèles et brillantes amies, fréquente artistes et écrivains, aura tardivement un amant, ne se mariera pas, n’aura pas d’enfants, mais consacrera essentiellement sa vie à cette tâche monacale: imaginer, élaborer, écrire, corriger une douzaine de livres absolument originaux.

Je conserve chez moi peu de livres, à peine de quoi garnir une petite bibliothèque dont deux tablettes soutiennent les essentiels, ceux que je relis, que j’admire, qui m’ont marqué. Parmi ceux-ci figurent Kamouraska mais aussi, surtout, les poèmes d’Anne Hébert. J’ai toujours pensé que Le Tombeau des rois était l’une des œuvres fondatrices de la littérature québécoise. J’y retourne souvent. Les deux premiers Surprenant portent en exergue des strophes issues du recueil.

Il y a certainement quelqu’un / Qui m’a tuée / Puis s’en est allé / Sur la pointe des pieds / Sans rompre sa danse parfaite

On étancha le marais, l’oiseau de proie fut capturé, toutes ailes déployées, le plus doux d’entre nous assura qu’il le ferait dormir en croix sur la porte

Enfin, le titre même du cinquième Surprenant, Les Clefs du silence, est tiré de ces vers:

La rivière a repris les îles que j’aimais / Les clefs du silence sont perdues

L’analogie avec la religion peut être exagérée, obsolète ou trompeuse. Anne Hébert n’était pas que cette femme solitaire écrivant à la main dans un petit appartement parisien. C’était aussi un être lumineux qui aimait vivre, s’amuser, écouter de la musique et nager dans des rivières. Il reste qu’elle est restée pour moi une sorte d’icône incompréhensible, l’écrivaine totale, aussi possédée par son art (ou sa vocation?) que ces religieux qui, dans le Québec ancien, quittaient leur famille pour enseigner ou évangéliser. Mieux, elle ressemblait peut-être davantage aux aventuriers ou aux coureurs des bois, ces Alexis Labranche ou ces Survenant qui laissaient leur village pour explorer le vaste monde.