Journal d’Argentine 1 – Contretemps dans le désert

26 septembre 2019

Aéroport de Newark, NJ – Jeudi 26 septembre 2019 – 02h40

L’aéroport, l’équivalent moderne de l’auberge d’étape, est le lieu de passage par excellence. On y est et on n’y est pas vraiment, l’environnement anonyme faisant office de sas entre deux réalités éloignées. On y retrouve essentiellement les mêmes composantes, de larges espaces hauts et éclairés, bordés de boutiques et d’aires de restauration standardisées, dans lesquels on circule à pied, tout en bénéficiant de divers mécanismes palliatifs, ascenseurs, escaliers roulants, trains, navettes. L’aéroport est à un système de transport ce que la synapse est au cerveau: le point de contact entre deux cellules nerveuses, chacune caractérisée par son propre code.

Suite à un problème mécanique dans le Boeing 767 qui devait m’emporter à Buenos Aires, je me trouve, comme l’aviateur du petit Prince, coincé dans une sorte de désert: un aéroport la nuit, hanté par le grondement des zamboni à terrazo, lesquelles sont à New York presque immanquablement sous la gouverne de personnes dites de la diversité, les mêmes désargentés qui nettoient les toilettes et vident les poubelles. Passé minuit, la langue d’usage est l’espagnol plutôt que l’anglais.

Dans cet univers fantôme, où mes compagnons d’infortune dorment tant bien que mal appuyés contre des colonnes, couchés par terre ou affalés dans les fauteuils de plastiques, leur bagage de cabine coincé entre leurs cuisses, tous les appareils électroniques sont ouverts, téléviseurs, tableaux des arrivées et des départs, consoles de commande de mets standardisés, néons des hauts plafonds, mais personne ne les regarde. Jasant en petits groupes, solitaires devant leur livre mais surtout leur téléphone, les voyageurs attendent, tuent le temps comme des joueurs de quatrième trio, pris dans l’espace synaptique comme des neurotransmetteurs dont les récepteurs seraient occupés par un quelconque intrus, en l’occurrence, ce soir, la panne d’un système de navigation.

L’homme en face de moi, qui philosophait encore vaillamment il y a quelques minutes, vient de déposer sa tête dans son bras replié.

Dans ces lieux de transit, les humains trompent aussi le vide et l’angoisse en dépensant dans les duty free ou en ingérant de l’alcool éthylique. Le bar à ma gauche, bien que vide, est absolument rutilant. Bouteilles, manettes, écrans petits et grands, tout est froid et coloré. Si le personnel était présent, les élégants tabourets de bois foncé seraient probablement tous occupés. Les naufragés du vol 979 ne sont pas tous oisifs. Certains écrivent dans leurs blogues ou consultent des tableaux excel colorés en mangeant des beignes et des muffins obtenus, contre un voucher électronique, à l’unique point de restauration ouvert, un Dunkin Donuts dont le décor curieusement m’a fait penser aux Nighthawks de Hopper.

J’envisage de m’affaler dans un banc de plastique quand je songe que des millions de personnes, coincées dans des camps, dans des bateaux de fortune, en Syrie, au Bangladesh, en Libye ou à Calais, vivent des années durant des souffrances sans aucune commune mesure avec mon petit contretemps de quelques heures.

Ces gens devant leur écran autour de moi sont-ils réfugiés dans le virtuel?

New York, souvent confondu avec Manhattan, est absent à l’aéroport de Newark, NJ.

Tout est absent ici. C’est peut-être pourquoi j’aime les aéroports. Malgré l’agitation, ce sont des lieux de pause, semblables aux silences en musique.