Johnny Walker, chauffeur de taxi

29 août 2009

L’homme fait son entrée dans le lobby de l’hôtel. Cheveux blancs coupés à la militaire, la démarche chaloupée par des genoux en guillemets, il s’informe de sa cargaison.

Elle consiste en Fille, Fiston et moi-même, plus nos valises. Destination : l’aéroport de Dublin.

Le vaisseau est une Toyota d’un âge aussi vénérable que son propriétaire. L’homme, affable et  attentionné, débarrasse le siège du passager, enfourne notre gréement dans le coffre et s’installe derrière le volant. Le dossier de son siège est doté d’une sorte d’hybride entre un boulier et un rideau de bambou. Le truc m’apparaît extrêmement inconfortable, mais ne semble pas incommoder le chauffeur, qui entreprend sur le champ de nous divertir de sa faconde.

My name is Johnny Walker, but I don’t drink whiskey.

L’homme embraie de sa main gauche, jette un œil à sa droite et glisse adroitement son vaisseau dans la traîtresse circulation des abords de Croke Park. Dans les minutes qui suivront, nous aurons l’occasion d’apprendre – entre autres choses – que :

– Johnny est né à Dublin, près de St-Stephen’s Green, et est âgé de 73 ans.

– qu’il a perdu son épouse (I still miss her so much) quinze ans plus tôt d’un cancer du sein

– qu’il a été arbitre de football

– qu’il ne croit pas que the lads se qualifieront pour le Mundial

– qu’il a été une fois en Amérique, à New York, mais qu’il a conduit jusqu’à Toronto, nice town

– qu’il amasse des fonds pour doter un hôpital pour enfants d’un appareil de résonance magnétique

– que Dublin n’est pas sûre et que Fille, surtout, ne doit pas se promener seule dans certains quartiers

Johnny Walker ne se contente pas de parler et de conduire. Il chante, et très bien. Nous avons droit à des extraits de Cockels and Mussels, La Mer de Trenet, When irish eyes are smiling, jusqu’à une traduction de Non je ne regrette rien de Piaf (That woman had quite a difficult life) (not like me : I had a wonderful life)

Le miracle est que nous semblons malgré tout nous acheminer vers notre destination. Avant de nous laisser, Johnny Walker aura eu l’occasion de nous interroger sur notre âge, notre famille, nos occupations, la situation politique au Québec, en plus de nous prodiguer mille conseils au sujet des autos de location et de la circulation sur la côte ouest.

Il aura aussi eu le temps de nous répéter sa standard line : «My name is Johnny Walker, but I don’t drink whiskey.»

L’homme, par contre, nous avoue qu’il ne craint pas de descendre une pinte de black stuff.

Les Anglais, malgré leur nombre, n’avaient aucune chance contre les Irlandais.


Ils ne sont pas à Dubai

20 août 2009

Dans mon dernier post, désarçonné par la vision d’un Grand-Papa Bi martelant mécaniquement son 4/4 au Brazen Head à Dublin, j’ai émis l’hypothèse que les funambules irandais de la double-croche avaient émigré en Amérique ou à Dubai.

Honte à moi.

Ils ne sont pas à Dubai. Je les ai retrouvés à Galway, sur la côte ouest, où sévit un vent à écorner les bœufs. Plus précisément au Tig Coeli, pub à la pimpante et écarlate dévanture, bondé de touristes mais surtout de Galwegians, où chaque soir, sous des incarnations diverses, ils m’enchantent de leurs gigues déferlantes.

J’ai entendu, hier soir, un joueur de mandoline anonyme, les cheveux noués sur la nuque, d’une virtuosité consommée. Les ensembles ne sont jamais les mêmes, mais, de toute évidence, ces musiciens se connaissent et se fréquentent, pour la plupart, depuis des années. D’un hochement de tête, ils indiquent un changement de pièce ou de tempo. Cherchez les fausses notes: elles sont rares. 

L’idée est de jouer à l’unisson, juste, vite s’il le faut, en laissant toute la place à son voisin. Pas de compétition, pas d’esbrouffe, la musique seulement qui emplit un espace clos, saturé de conversations et de rires. Entre les pièces, les musiciens prennent une gorgée de bière, rient, conversent comme si rien n’était, reprennent leur souffle avant de se joindre à un nouveau morceau, qu’un des leurs aura le plus souvent débuté rêveusement, le soumettant de façon tacite au groupe.

Ces hommes et ces femmes de tous âges, de tout acabit, de divers métiers, ont atteint des niveaux de maîtrise impressionnants, en jouant pour le plaisir. Ils consacreront une vie à maîtriser leur instrument, pour voir leur photo, peut-être, orner le pub qu’ils ont animé pendant des décennies.


Grand-Papa Bi à la guitare

18 août 2009

Dublin.

Un lundi soir d’août au Brazen head, plus vieux pub de la ville avec son ouverture en 1198. Les plafonds sont bas, les vénérables poutres usées par le heurt répété de crânes enthousiastes ou éméchés. Trois musiciens s’installent derrière la table qui leur est réservée. Un joueur de banjo-mandoline-accordéon possédant la carrure d’un joueur de rugby, une dame dans la quarantaine, la voix haut perchée, qui tape délicatement sur un bodhran, et Grand-Papa Bi à la guitare.

Difficile de préciser l’âge du personnage. Les cheveux et la moustache  sont d’un blanc cotonneux. Les lunettes d’écaille ont certainement quarante ans. Il tient sa guitare de façon bizarre, presque à plat comme une pedal-steel. Le poignet gauche est cassé par l’angle de l’instrument. Qu’importe! Grand-papa Bi n’a que faire des accords barrés, jouant toujours en do ou en sol, s’aidant d’un capo selon la tonalité des rigodons du rugbyman. La main droite tient un rythme militaire d’une redoutable simplicité, un deux trois quatre, pas moyen de s’y tromper. La dame chante juste, bien qu’il soit difficile de percevoir son soprano au milieu des conversations des buveurs.

L’ensemble est passable, sans plus. Mais Grand-Papa Bi, qui soutient la chanteuse d’une honnête voix de baryton, a un fun noir. Le rugbyman aussi, qui sourit de contentement derrière son banjo fabriqué au Japon. La chanteuse est moins à l’aise. Chanter des ballades irlandaises dans un pub envahi de touristes n’est pas un travail de tout repos, la musique se trouvant ici à tenter de recréer pour des inconnus le charme des soirées de musique entre amis, le tout dans un but mercantile.

À mes côtés, Fiston fait la baboune. Où sont donc les grands musiciens irlandais, ces funambules de la vitesse pure et de la précision? Ceux qui ne sont pas en tournée en Amérique ou à Dubai sont, semble-t-il, dans leur cuisine, dans leur salon, en attendant que le grain passe.

Au Cobblestone, nous tombons sur un meilleur équipage, une joueuse de bouzouki et quatre ou cinq apprentis violoneux, du jeunot de vingt ans à l’ex-hippie de soixante, qui jouent, plutôt bien, des airs qui ont fait leur chemin jusqu’à St-Jacques-le-mineur ou Joliette. 

La bière irlandaise a ceci de merveilleux qu’elle vous traverse sans laisser de traces. On s’éveille sous la pluie le lendemain, frais comme une rose.