Temps perdus en Syldavie

Samedi, onze heures. Je sirote un café sur Staromestski Namesti, la place de la vieille ville, sous un brûleur qui réchauffe doucement l’air d’octobre.

Je perds mon temps. Je ne me précipite pas vers un musée, une tour, un parc, une promenade en bateau sur la Vlatva. Je sirote un café et j’écris ce post sur la page-titre d’un exemplaire écorné des Lettres à Lucilius de Sénèque.

En effet, notre erreur est de ne voir la mort que devant nous, alors qu’elle est ne grande partie derrière: son domaine est le passé. Agis donc, cher Lucilius, comme tu me l’as écris: saisis-toi de tous les instants.

Ce petit livre traîne depuis plus d’un an dans la poche gauche de mon parka. J’en parcours quelques lignes chez le dentiste, dans l’autobus, entre deux rendez-vous, en un mot dans les trous que me laisse le tyran Agenda.

Que faire de ce temps, denrée si précieuse? Pourquoi le consacrer à forger de la fiction dans un univers qui se désagrège?

Franz Kafka est mort de la tuberculose à quarante-et-un ans. Il a passé presque toute sa vie à grandir, étudier, travailler, écrire autour de cette place de la vieille ville de Prague. La ville ne se gêne pas pour récupérer son ombre. Kafka in Prague. On trouve son image quasi chaplinesque, cette silhouette noire avec un chapeau, sur des posters, des tasses, des t-shirts. Avant de mourir, Kafka avait ordonné à son ami Max Brod de brûler tous ses manuscrits. Brod n’en a rien fait. J’allais écrire heureusement, sans y réfléchir. En quoi l’œuvre de cet homme torturé, ce long délire auto-accusatoire qui préfigure les grands totalitarismes du vingtième siècle, nous aide-t-elle à vivre?

Sénèque aurait-il jugé que Kafka avait perdu son temps en alignant ses mots? Pendant que je perds le mien en notant ces pensées dans un petit livre écorné, je n’ai d’autre réponse que celle-ci: les mots sont des détonateurs subtils, consolants et subversifs, qui possèdent parfois le pouvoir de durer et d’infléchir la marche du monde.

À défaut, ils nous en laissent l’illusion, ce qui n’est pas rien.

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