Chapitre 1 – extrait

 

Jetant un œil inquiet sur les cumulus qui envahissaient le ciel de Grande-Entrée, Surprenant rédigea trois rapports d’enquête. À onze heures vingt, alors qu’il se réjouissait à l’idée de dîner à la maison, il reçut un appel de la réceptionniste.

— Un monsieur signale la disparition de sa fille de dix-neuf ans.

— Envoyez la patrouille.

Un silence réprobateur accueillit son ordre.

— Il y a un problème? demanda le policier.

— C’est la fille de Roméo Richard.

— Le maire?

Surprenant émit un sacre et rejoignit la réception. Majella Bourgeois lui tendit une note.

— J’espère que cela ne gâchera pas votre voyage.

— Probablement une autre gamine qui aura découché sans avertir ses parents.

La réceptionniste le fixait sans mot dire.

— Vous la connaissez? demanda-t-il.

— Rosalie Richard? Un danger public…

— Et son père?

— Il paraît qu’il est rongé par tcheuque maladie. Il n’en a plus que pour une couple d’hivers. Il n’est pas chanceux: son gars est mort dans un accident d’auto en 1996, sa femme, d’un cancer du sein il y a deux ans.

Arborant toujours sa mine inquiète, Majella Bourgeois lui remit les clefs d’une auto-patrouille.

De la voiture, Surprenant avisa sa femme qu’il ne pourrait dîner à la maison. Le soleil s’était caché. Passant devant l’usine de transformation de poisson et le port de Cap-aux-Meules, le policier abaissa la vitre de sa portière. Charriés par le vent d’est, les effluves de la côte et les cris des goélands envahirent l’habitacle.

Surprenant dévala la butte du Bellevue et franchit le pont de Havre-aux-Maisons. Il ne connaissait Roméo Richard que de réputation. Le pêcheur de crabes était un homme riche, autoritaire, farouchement opposé aux fusions municipales. Surprenant l’avait entendu récemment à la radio communautaire. Son accent était à couper au couteau. Depuis deux cents ans, pour un motif inconnu des historiens, les habitants de l’île de Havre-aux-Maisons remplaçaient systématiquement les R par des Y. Seuls de leur camp, ils avaient résisté aux menées assimilatrices du clergé, du gouvernement, de la télévision et de l’école polyvalente. Certains chuchotaient que l’opposition de Yoméo aux fusions n’avait pour fondement que sa volonté de protéger le créole de ses commettants. D’un homme capable, à Havre-aux-Maisons, de nommer ses enfants Réjean et Rosalie, il ne fallait pas attendre autre chose.

Le maire habitait, au milieu des buttes du chemin Loiseau, un cottage prétentieux, flanqué d’une piscine, d’un quatre par quatre, d’une Lincoln et d’un motorisé. Surprenant sonna en songeant, mi-sérieux, que les Îles-de-la-Madeleine allaient peut-être vivre leur première demande de rançon.

Des pas lourds résonnèrent derrière le battant. Un quinquagénaire ouvrit et lui tendit une main large comme un aviron. Le maire de Havre-aux-Maisons était un homme pansu, de forte carrure, mais dont les épaules s’affaissaient. Majella avait raison: au lieu d’afficher l’habituel teint de brique des pêcheurs, Roméo Richard, les avant-bras tachetés d’ecchymoses, était d’une pâleur suspecte.

Sans dire un mot, il mena Surprenant à la cuisine. La pièce, immaculée, était rangée avec un ordre maniaque. Par les fenêtres, on découvrait la Pointe-Basse et, au large, allongée par le changement de perspective, l’Île d’Entrée.

— Un thé?

— Vous seriez gentil.

Surprenant sortit son carnet de notes. Le récit du père n’offrait aucune particularité. La veille, vers vingt-deux heures, Rosalie Richard était partie à Cap-aux-Meules, seule, dans sa Golf rouge 1999. Elle n’était pas rentrée coucher. Cela lui arrivait, mais elle appelait toujours pour prévenir.

— Vous étiez seul la nuit dernière?

D’un bleu très pâle au milieu des conjonctives injectées, les yeux du pêcheur scintillèrent brièvement. La question semblait l’indisposer.

— Qu’est-ce que vous croyez?

— Vous auriez pu ne pas entendre le téléphone.

— J’ai un répondeur.

Surprenant prit une gorgée de thé et écarquilla les yeux. La mixture contenait assez de caféine pour faire giguer un macchabée.

— Vous avez contacté ses amies?

— Au moment où je vous parle, la moitié du Havre-
aux-Maisons est au téléphone. J’ai même appelé ce bon à rien de Julien Cormier!

— Qui est-ce?

— Son chum. Ou quelque chose qui ressemble à ça.

Surprenant nota le nom et le numéro, bien qu’il les connût parfaitement. Roméo Richard savait-il que l’ami de cœur de sa fille vendait de la coke à Havre-Aubert?

— Où a-t-elle été vue la dernière fois?

— À la Caverne, à Cap-aux-Meules. J’y suis allé ce matin. Son auto est encore là.

— Vous avez noté quelque chose de particulier chez elle ces jours-ci?

Yosalie, c’est Yosalie.

— C’est-à-dire?

— Il y a toujours quelque chose de particulier chez elle. J’ai pas remarqué de changement, si c’est ce que vous voulez savoir. C’est pas le genre de fille à aller se jeter en bas d’un cap.

— Vous permettez que je voie sa chambre?

Roméo Richard esquissa un rictus douloureux. Loin de le rassurer, la demande du policier aggravait son tourment. Il précéda Surprenant au haut d’un impressionnant escalier de chêne. Un couloir orné de photos de bateaux donnait sur quatre pièces. Surprenant entrevit une salle de bains dotée d’une baignoire à remous et de gadgets luxueux, un bureau où trônaient une imprimante à laser et un ordinateur, une chambre principale décorée dans d’exquis tons d’ocre et de rouille. La maison, propre, rangée, habitée, trahissait une présence féminine. S’agissait-il d’une conjointe, d’une maîtresse, d’une femme de ménage?

La dernière porte s’ouvrait sur la chambre de Rosalie, dans laquelle florissait un désordre luxuriant. Surprenant poussa un soupir de soulagement: ce fatras respirait la vie. Pour une raison qu’il renonça à analyser, rien ne l’aurait plus inquiété que de trouver un lit fait et des vêtements pliés.

Roméo Richard demeurait sur le seuil de la pièce, comme s’il n’osait violer le territoire de sa fille.

— Rosalie est responsable du ménage de sa chambre. On espère qu’elle finira par se tanner de son désordre.

Surprenant nota l’emploi du «on», débarrassa une chaise des vêtements qui l’encombraient et s’assit au milieu de la pièce. Les murs, constellés de traces de ruban adhésif, ne portaient plus que deux affiches: un vieux poster de Nirvana, dont les coins étaient abîmés, et une réclame géante d’un film nommé Trainspotting, sur laquelle de jeunes gens exhibaient leurs incisives. Une bibliothèque blanche supportait quelques livres. Il s’agissait tous de romans, la plupart pour adolescents. Par terre, près du lit, était posé un exemplaire, ouvert, de Cent ans de solitude.

Surprenant se leva et ouvrit les tiroirs d’un bureau en pin. Il y découvrit deux paquets de cigarettes pleins, des allumettes, des feuilles sillonnées de notes et de formules mathématiques, des stylos mâchonnés, des trombones, une pipe à hasch et, pêle-mêle, des dizaines de photos d’époques différentes. Il les examina. Fêtes d’amis, excursions en bateau, troupes de théâtre amateur, enfin un portrait d’une femme amaigrie, aux yeux rongés par le chagrin.

Surprenant la montra au père, toujours figé dans le cadre de porte.

— Sa mère?

— C’est ça.

Surprenant eut un mouvement de recul. Sur un cliché, il reconnut le visage d’un jeune homme qui s’était pendu au printemps dans un chalet du chemin des Buttes.

— Emmanuel Lafrance, murmura-t-il.

— Mon neveu, grogna le maire. Ce n’était pas un méchant petit gars. Il était malade.

Il appuya sur «malade», comme si le mot devait à lui seul expliquer pourquoi un jeune de vingt-deux ans se tuait par un matin de mai.

Surprenant dénicha, liées par une bande élastique, quatre photos identiques. Les cheveux sagement noués sur la nuque, une jeune blonde aux yeux frondeurs souriait dans une toge de finissante du secondaire. Il tendit une photo au père, qui acquiesça silencieusement. Il la glissa dans son portefeuille. Ils redescendirent à la cuisine. Le thé commençait à refroidir.

— Elle n’a laissé aucun mot? s’enquit Surprenant.

— Non.

— C’est bon signe. Avez-vous autre chose à me dire?

— Rien. Trouvez-la.

Surprenant rangea son carnet, se leva et alla jusqu’à la porte latérale de la maison. Au nord, à flanc de colline, le cimetière étalait ses tombes de granit.

— Votre fille doit dormir quelque part, monsieur Richard. Nous attendons habituellement vingt-quatre heures avant de lancer un avis de disparition.

Au bout de la table, le visage gris dans la lumière du matin, le pêcheur restait de marbre. Une angoisse palpable, quasi liquide, avait envahi la pièce.

— Dans votre cas, nous ferons une exception.

Roméo Richard, habitué à ce qu’on lui obéisse, hocha la tête et murmura, comme à regret, un remerciement.

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