La marche du Fou – extrait

 

11


Un feu dans la nuit

 

 

Nous dormons jusqu’à ce que le soleil soit haut. Alison insère une cassette de Sheryl Crow dans un appareil portatif et revient s’allonger à mes côtés.

—     Bonjour, monsieur Jacques.

—     Nous avons raté l’autobus.

—     C’est samedi.

—     Je ne croyais pas qu’il y avait des samedis à Paradise Bungalow.

Le vent agite mollement les têtes des palmiers. Il fait déjà chaud. Dans la lumière tigrée de la case, le corps d’Alison semble moulé dans une combinaison de camouflage.

—     Tu devrais t’installer ici. Nous économiserions l’argent de ton bungalow.

Dix jours passent, étales, lumineux. La chaleur nous chasse du bungalow vers neuf heures. Après un premier bain, nous déjeunons sur la terrasse abandonnée par les figurants. Alison roule ses trois joints quotidiens au café, avec un soin amoureux.

Nous fumons le premier en milieu d’après-midi, sur la plage. Nous marchons jusqu’à la route et faisons signe à la première camionnette qui se présente. Sur le chemin du village, des enfants nous saluent au passage, agitant leurs mains sales dans le jour vert qui filtre des cocotiers.

Alison s’arrête à la poste. Au marché, nous achetons les fruits que nous mangeons la nuit quand la faim nous surprend. Dans une échoppe, nous lisons et observons la vie du port. Alison fait des croquis qu’elle déchire ou abandonne sur la table quand nous partons. Son caractère s’est adouci. Chaleureuse, détendue, elle n’a plus rien de l’idole entrevue le soir de mon arrivée. Notre bien-être est si parfait que nous éprouvons le besoin de nous isoler pour en jouir à notre aise. Nous faisons l’amour à toute heure du jour ou de la nuit. Notre désir est si violent qu’il maintient dans l’ombre le reste de notre existence.

Notre royaume a ses limites: le passé et le futur. Les premiers jours, j’ai tenté d’escalader ces remparts. J’ai dû battre en retraite. Alison Wright, avec une application discrète, mais touchante, cherche à habiter l’instant. Elle a un sujet en horreur: elle-même. Elle semble réfractaire à toute forme d’introspection. Sa pudeur masque une agitation subtile, qu’elle conjure, entre autres artifices, par le hasch.

J’ai beau jouer à l’aventurier, je demeure un fils de bourgeois. Le voyage est pour moi une échappatoire. La vraie vie est chez moi, là où le travail permet de prendre sa place dans la société. Abandonner la médecine pour la route, à quelques mois de l’obtention de son diplôme, est un geste sérieux, mais somme toute bénin. Traîner trois ans en Asie, sans projets précis, comme Alison, évoque plutôt une désertion. Que fuit-elle?

Le mystère étant aphrodisiaque, je ne la désire que davantage. À Paradise Bungalow, nous vivons sous une cloche de verre. Si tout le monde est au courant de notre idylle, personne n’y fait allusion.

Le soir, nous retrouvons Wolfgang, Sean, Sujitra et le reste de la bande. Depuis la scène de la terrasse, l’Allemand est d’une discrétion exemplaire. Des averses viennent rafraîchir l’atmosphère. Nous buvons, jouons aux cartes, écoutons de la musique sur la terrasse. Parfois, nous allons voir un film au Golden.

Ma vie n’a jamais été aussi ronde: elle tourne autour d’Alison.

 

***

 

Nous lisons devant la mer assoupie par l’approche du crépuscule. Je tire ma montre-bracelet de mon sac. Je l’y ai abandonnée il y a une semaine dans le but inavoué de dérégler mon horloge biologique. L’heure m’intéresse moins que le quantième. Les deux chiffres affichés derrière le verre semé de grains de sable sont formels: nous sommes le vingt-quatre.

—     Ah!

Il en faut davantage pour tirer Alison d’un roman. Je me lève et entreprends de ramasser tout ce qui ressemble à du bois autour de moi.

—     What are you doing?

Alison possède une ouïe fine et une voix grave, mélodieuse, avec laquelle elle s’amuse à m’appeler darling.

—     Un feu de camp.

Bois de grève, branches de palmier, bouts de madrier, cageots défoncés, j’empile mon combustible selon les préceptes de Baden-Powell. À l’intérieur de la case, j’enfile mon jean et ma chemise la moins sale. Je sors sur le balcon et annonce avec emphase que le ciel est magnifique et que j’ai faim.

—     Je finis mon chapitre.

Alison dépose son livre, démêle ses cheveux de ses doigts écartés et remarque ma mise.

—     Dieu! Je crois que je vais mettre ma robe.

—     Tu es parfaite comme tu es.

Elle me suit au restaurant. Sean lève les yeux d’un magazine et nous adresse un salut ironique. Les figurants semblent avoir été réquisitionnés pour des scènes de nuit. Le cuisinier, un petit Thaï moulé dans un chandail des Bulls de Chicago, nous sert sa spécialité: un sauté de porc aux pousses de bambou et au gingembre.

—     Wine?

De sa cuisine, il tire sa cave: une bouteille de riesling australien, laquelle, plongée dans un plat en plastique rempli de glace, s’avère buvable. Alison est amusée.

—     Qu’est-ce qui nous vaut l’honneur, ce soir, de ce décorum?

—     C’est la Saint-Jean.

—     Je vois. C’est le jour où les gens se promènent dans les rues avec les drapeaux bleus?

Après des semaines de bière et de Johnny Walker, le vin nous réconcilie avec une certaine conception de la civilisation. Nous mangeons en échangeant des souvenirs d’enfance puis retournons au bungalow. La nuit est immobile, capiteuse. Le feu de joie nous attend, silhouette irrégulière dans la pénombre. De nos transatlantiques, nous regardons les flammes lécher le bois humide. Une colonne de fumée âcre, chargée d’une odeur de coco, s’élève dans l’air calme, semant la panique chez les crabes.

—     Pourquoi as-tu monté ce feu?

—     J’appartiens à une petite tribu. Nous avons besoin de nous rassurer sur notre existence.

—     Je ne comprends pas ton nous. Tu t’accroches à une abstraction.

—     Que fais-tu de nous deux?

—     Je crois aux petits nous. Ça semble plus réel.

—     Rien n’est réel.

Elle pousse un soupir de dérision, saisit un tison et allume un joint. Les flammes dansent sur son visage. Le hasch m’emporte dans un carrousel de pensées vagabondes. Ce pauvre feu sur une plage étrangère proclame ma volonté de me lier à mon peuple. Mais qu’est-ce qu’un peuple? Une collection d’humains réunis par le hasard de la naissance ou l’illusion d’une culture commune? Je dérive vers des généralisations outrancières: le Canada est la réalité, le Québec est le rêve. L’individu est la réalité, le peuple est le rêve. L’espace d’un instant, toutes mes lectures, toutes mes recherches des dernières années convergent vers cette impression fulgurante. Je secoue la tête, comme devant une hallucination. Une sensation aiguë de solitude me saisit.

—     Les peuples sont réels.

—     Tu es susceptible, monsieur Jacques.

—     C’est facile d’être universaliste quand on n’est pas menacé.

—     C’est facile de passer sa vie à se sentir menacé. On n’est pas responsable.

—     Houla!

—     What’s houla?

—     C’est le mot favori de mon directeur de recherche.

—     Tu vois ce qui arrive quand on parle des peuples! On finit par se dire qu’on est universaliste ou susceptible et on se balance des roquettes.

—     Bientôt, on sera tous un gros peuple. Ce sera reposant.

—     C’est ça. On embarquera dans la fusée et on se cherchera une nouvelle boule.

Alison regarde ses mains qui rougeoient dans la pénombre. Je caresse sa cheville.

—     Avec toi, j’irais peupler un astéroïde.

Seule la mer me répond. Visage enfoui sous ses cheveux, Alison dessine de l’index un bateau sur le sable.

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