Chaque jeudi, sur la Plaza de Mayo à Buenos Aires, autour de l’obélisque érigé pour célébrer l’accession de l’Argentine à l’indépendance en mai 1810, des femmes coiffées de blanc marchent. Elles tournent en rond, obstinément, autour du monument, à l’envers des aiguilles d’une montre, pour remonter le temps.
Au bout de la place, faisant dos à la mer, se trouve la Casa Rosada, siège du gouvernement et du pouvoir.
40 ans après les faits, ces femmes gardent intact le souvenir des desaparecidos.
Les disparus, les manquants. Leur nombre varie entre 9 000 et 30 000 selon les sources. Ce sont les hommes et les femmes, en majorité des jeunes de moins de 35 ans, qui ont disparu pendant la dictature militaire de 1976-1983. Sous prétexte d’une lutte contre les subversivos, de supposés éléments terroristes, les généraux ont éliminé des milliers de jeunes étudiants ou ouvriers qu’ils estimaient nuisibles ou dangereux pour leur cause. Pour ce faire, ils ont utilisé une technique déjà éprouvée au Chili et sous d’autres régimes totalitaires: la disparition.
La nuit, des escouades de cinq ou six hommes armés, kidnappaient leur cible avec la bénédiction de la police. Le captif était emmené dans des lieux de détention clandestins – il y en aurait eu plus de 600 – où il était interrogé, torturé, avant d’être physiquement éliminé, exécuté d’une balle, enterré dans une fosse commune ou encore drogué et largué d’un avion au milieu de l’océan, à la suite d’un des innombrables vols de la mort.
Les proches étaient laissés dans l’incertitude. En l’absence de réponses ou de dépouilles, ils ne pouvaient faire leur deuil et demeuraient cruellement partagés entre l’espoir et la terreur. Le disparu allait-il miraculeusement revenir? Lequel d’entre eux serait le prochain disparu?
Pour les auteurs de ces crimes, l’absence de corps représentait une garantie d’immunité. Il n’y avait pas eu enlèvement, torture et meurtre. La personne était simplement disparue.
La dictature militaire profitait aussi des jeunes femmes. Qu’elles soient enceintes au départ ou qu’elles le deviennent à la suite de viols, les femmes qui attendaient un enfant étaient séquestrées jusqu’à leur accouchement. On les séparait de leur bébé, qui était donné à une famille de militaires, puis on les tuait ou encore on leur faisait la grâce de les abandonner, nues, inconscientes, dans une ruelle quelconque.
Parmi les femmes qui tournent sur la Plaza de Mayo, il y a aussi las Abuelas, les grands-mères de ces enfants volés.
L’histoire de l’Argentine, déjà tumultueuse dès la conquête espagnole, est devenue un cauchemar depuis l’accession au pouvoir du militaire Juan Dominguo Peron (1895-1974), dans les années 40, qui a marqué l’institution d’un populisme corrosif et résistant, le péronisme. Sous prétexte de redonner aux pauvres, les ressources du pays sont détournées, spoliées à grande échelle au profit d’une caste de dirigeants cyniques et inefficaces. Alors qu’elle représentait pendant au milieu du vingtième siècle une puissance économique, une grande société éduquée, l’Argentine est aujourd’hui une démocratie de pacotille, une économie ravagée par l’inflation comptant 25% de pauvres, un marché laissé en pâture aux multinationales.
Le pays ne s’est jamais remis de la dernière d’une série de crises, celle de 2001. Hantés par la grandeur envolée, par le souvenir des atrocités, des Argentins de tous horizons ne manquent pas, chaque jour, de me rappeler que leur pays a déjà été un grand pays.
Ils haussent les épaules, se grattent la tête, font de l’ironie, philosophent au sujet de l’actuelle campagne électorale, où sévit encore la Cristina (Fernandez de Kirchner), veuve et ex-présidente péroniste, qui s’accroche à son poste de sénatrice pour échapper à de multiples procès pour corruption.
Il est où, leur grand pays?
Il a disparu.
Au moment où vous lisez ces lignes, des femmes, des hommes disparaissent toujours, en différents points de la planète.
Merci pour cet hommage aux disparus qui ont un supplément de vie grâce à votre récit, ainsi que celui à celles et ceux qui ne les oublient pas et qui continuent inlassablement de rappeler au monde cette horreur et la détresse de tout un peuple martyr.