Robinson au pays des personnages

Alors que je suis aux Îles-de-la-Madeleine pendant quelques jours pour rencontrer des étudiants du collégial et lancer Nos meilleurs amis sont les morts à la librairie Flottille, je retombe sous le charme de l’archipel qui m’a accueilli, jeune médecin, en juillet 1980.

Pour retrouver l’époque, cet extrait de mon récit autobiographique, Une sentinelle sur le rempart, paru en 2018.

Chapitre 9 – Robinson au pays des personnages

Le lendemain, à Iberville, je charge ma Renault 5 jaune tracteur de l’ensemble de mes possessions terrestres : des vêtements, deux caisses de longs-jeux, une caisse de romans, ma guitare Norman en érable, ce qu’il reste de mon équipement de hockey, une boîte contenant des souvenirs, des photographies, mes écritures : deux mauvais romans dont les pages sentent déjà le renfermé, des ébauches de récits parsemés de ratures, mon journal d’adolescent, quelques chansons recopiées dans des cahiers Canada. Paul et Jeanne sont au bas de l’escalier qui donne sur la 5e Avenue. Ils sont émus, mais stoïques : le départ des enfants, c’est dans l’ordre des choses. Deux d’entre eux, le plus vieux et la plus jeune, resteront à Iberville et à Montréal et adouciront leur vieillesse.

Début juillet 1980. Deux collègues internes et moi louons un camion et vidons nos appartements montréalais. Nous ne transportons pas grand-chose, quelques tables, lits, chaises, bureaux, bahuts, des caisses de livres qui, au port, ne remplissent même pas un conteneur. Sur le quai, le voisinage du fleuve attiédit la canicule. Ce n’est pas le vent du large, mais les Îles sont là, à l’est, au bout de cette masse d’eau qui fuit vers Trois-Rivières et Québec.

Je suis ému moi aussi, mais peu longtemps. Devant moi, il y a mille deux cent cinquante kilomètres de route et surtout l’aventure.

Je débarque à Cap-aux-Meules le 15 juillet. Pas un souffle de vent. L’archipel repose sous une épaisse chape de brume. En plein jour, je dois allumer mes phares pour me rendre à la maison de Pointe-Basse que je partagerai, ces prochaines semaines, avec mes collègues arrivés de Montréal.

Jour J, 23 juillet, je me présente, frétillant d’excitation et d’angoisse, à la salle d’urgence de l’hôpital de Cap-aux-Meules. À vingt-six ans, je ne suis plus interne ou externe, je suis patron, responsable pour vingt-quatre heures d’une urgence en milieu isolé. Autour de moi, l’équipe médicale se résume à une douzaine d’omnipraticiens, dont quatre sont expérimentés, et un chirurgien « volant ». Ce dernier adjectif est particulièrement bien adapté à la situation. Chaque dimanche, les chirurgiens montréalais qui assurent la couverture des urgences aux Îles se croisent à l’aéroport, l’un arrivant, l’autre partant, si bien sûr la météo le permet. En cet été 1980, les Îles saluent l’arrivée d’un fort contingent de recrues, huit médecins flambant neufs, venus au secours d’un quatuor au bord de l’épuisement.

Mon premier patient est un vieillard de Dune-du-Sud, habillé de pied en cap, comme si l’automne allait nous tomber dessus d’une minute à l’autre. Bien que j’aie eu l’occasion depuis une semaine de me faire à l’accent madelinot, je ne comprends à peu près rien de ce qu’il raconte. Les voyelles, les consonnes palpitent dans une bouillie gutturale, dépourvue de R, sur laquelle surnagent des mots anglais inconnus en Montérégie. L’homme, dont les prothèses dentaires me paraissent bien arrimées, n’en continue pas moins de discourir, me pointe son abdomen d’une main maigre mais large comme une raquette de badminton. Je saisis le mot djiabe, de même que godême, sorte de sacre passe-partout dont j’ai déjà observé, dans le parler des insulaires, la fonction lubrifiante. Au bout de deux minutes, je lève les mains et décrète une trêve. Je réquisitionne une infirmière, l’amène dans la salle d’examen et demande : « Qu’est-ce qu’il dit? » Le vieillard reprend la description de son mal, en s’adressant cette fois à sa compatriote, une petite blonde sérieuse en diable qui l’écoute attentivement avant de me livrer sa traduction ou plutôt son verdict : « Je comprends rien en toute, je viens pas du même canton. »

Après quelques secondes de flottement, un sourire me rassure : elle m’a bien attrapé. Plus que de la richesse de leurs accents locaux, je suis en présence d’un trait essentiel des Madelinots, l’humour. Est-ce un reflet de l’ancestrale nécessité de se divertir sur une terre aride, coupée du monde? Un relent de la domination britannique, d’abord marquée par la déportation de 1755, puis par la mainmise des seigneurs et des commerçants anglophones sur la vie économique de l’archipel aux dix-huitième et dix-neuvième siècles? Un effet de l’enfermement bicentenaire dans une culture insulaire, unique, à cheval entre l’Acadie, le Québec et les Maritimes? Dans ce microcosme humain où les dires et les agirs circulent et se transforment sous la forme de rumeurs, d’histoires, de légendes, chaque personne, forcément, devient un personnage.


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