Belfast: la mémoire du sang

In your head, in your head

They are fighting

With their tanks and their bombs

And their bombs and their guns

In your head, in your head

They are crying

(Zombie, The Cranberries)

Entre Derry et Belfast, le long d’une côte superbe, de petits villages tapissés de drapeaux britanniques, de Croix de Saint-Georges et, soigneusement peints sur des panneaux de bois, de versets bibliques. Je traverse l’Irlande-du-Nord profonde, la Bible belt que m’a décrite Kieran, le bachelier en philosophie qui s’acquitte chaque matin des fry à l’auberge de Derry.

Bible belt? L’expression n’est pas exagérée. Ces hameaux loyalistes sont semés de ravissantes petites églises de pierre, presbytériennes et anglicanes pour la plupart. Comme dans le Québec de Duplessis, le pouvoir nord-irlandais marche main dans la main avec le clergé. Le pasteur Ian Paisley, décédé il y a moins d’un an, a été pendant plus de cinquante ans le politicien le plus influent d’Ulster.

À Portrush, soudain, un bouchon de circulation. Après une demi-heure de pare-chocs à pare-chocs, je découvre l’objet du délit: un «Truck Fest» dominical qui draine la moitié du comté d’Antrim. Des douzaines et des douzaines de dix-roues, cordés dans un champ, flanqués du kiosque d’un prédicateur racolant les âmes perdues. Je ne pourrais le jurer, mais je crois qu’un des clous de la journée consiste en la bénédiction des lorries.

Au bout du chemin, plantée près de la Lagan, Belfast apparaît, basse, rousse dans le soleil déclinant. Ici, point de remparts comme à Derry, mais plutôt un assemblage d’immeubles de trois ou quatre étages de styles disparates. Entre commerces désaffectés et terrains vagues, le centre-ville recèle quelques beaux édifices, dont le luxe et le caractère victoriens rappellent que la ville a été – et demeure – un avant-poste de l’empire britannique.

Est-ce dans l’air? Est-ce dans ma tête? Ma première impression est un malaise. Sur Grand Victoria Street, des portiers aux pectoraux d’acier gardent des bars où bat, lourdement, un golden rock agressif. En ce dimanche soir, la majorité des restaurants sont fermés. Dans les encoignures des commerces, des itinérants tendent leur gobelet, étalent leur sac de couchage pour la nuit. Les employés de l’hôtel, un ancien hôtel de luxe rénové dans un style tape à l’oeil, sont gentils, polis et prévenants: le touriste est à Belfast une espèce plutôt rare, longtemps envolée, qu’il faut traiter aux petits oignons.

Il est impossible de se promener dans la ville sans se demander si l’on est chez les protestants ou les catholiques. Il est assez clair que le centre-ville, siège du commerce, est loyaliste. Il faut descendre dans les Falls pour trouver des affiches en gaélique. Au coin de Falls et Sebastopol, une murale sur deux étages rappelle le tragique destin de Bobby Sands, gréviste de la faim dans le Maze. Plus loin se dresse les bureaux de Sinn Fein, couturés de plaques rappelant les volontaires de l’IRA qui ont été abattus sur place à différentes époques.

Les rues qui partent au nord de Falls se heurtent à un mur: le Peace Wall (!!!), qui isole les nationalistes des loyalistes de Shankill Road. C’est ici que se sont déroulés, pendant des années, les pires épisodes des Troubles. Les petites maisonnettes de brique des Lower Falls ont été reconstruites, des fleurs sont aux fenêtres, des noms s’affichent en gaélique, mais le mur est toujours là, comme une cicatrice.

Belfast est une ville qui titube, moins sous l’effet de l’alcool, des drogues, que sous celui d’un stress post-traumatique. Malgré les nouveaux restaurants, les quelques boutiques branchées, ce Titanic Belfast qui glorifie les grands chantiers navals du passé, les deux communautés, toujours divisées, cherchent à trouver une solution à leur problème séculaire, héritage maudit du colonisateur britannique: une inégalité socio-économico-politique reposant sur une faille tectonique: une barrière de religion.

La semaine dernière encore, Kevin McGuigan, un ancien de l’IRA, a été assassiné en pleine rue, sous les yeux de sa femme. Les soupçons semblent s’orienter vers une guerre de faction chez les membres de l’IRA provisoire. Il y a deux jours, une jeune femme, qui tentait de protéger un ami attaqué à coups de barres de fer, a été projetée d’un coup de poing à travers la vitre d’un commerce. La police lutte contre des gangs de jeunes qui organisent des bagarres sur les réseaux sociaux.

De retour à Dublin, un chauffeur de taxi – qui à quarante ans n’a jamais posé l’orteil de l’autre côté de la frontière maudite – ne se gêne pas pour me donner son opinion: «There’s only one solution: reunification and sending back those f… Brits where they came from!». 

Those f… Brits sont en fait – pour la majorité – des Écossais qui sont là depuis 350 ou 400 ans.

Mon chauffeur en rajoute.  En tant qu’Irlandais, il ne se sentirait pas en sécurité à Belfast. «I could step into the wrong pub and  bloody get killed.» 

La réunification? Curieusement, le Belfast Telegraph de ce matin évoque la possibilité. La donne politique est peut-être en train de changer avec le référendum anglais sur le Brexit, la sortie de la Grande-Bretagne de la zone européenne. Dans ce contexte, et aussi avec la possibilité de l’indépendance de l’Écosse, les Irlandais du Nord seraient peut-être tentés de rejoindre leurs voisins du sud et l’UE!

Politique-fiction. Dans la réalité, Belfast est toujours une ville en état de stress post-traumatique, qui titube et qui suinte la violence. Malgré les tentatives de réconciliation, malgré le passage des années, des décennies, les journaux font toujours état d’attentats avortés, de rixes et des récriminations des familles qui réclament que soient traduits en justice les tueurs, catholiques ou protestants, qui sont toujours au large, pire, qui vivent toujours au sein des communautés.

La réconciliation serait sans doute moins difficile si chacun avait accès à un emploi, pouvait rêver d’une vie meilleure. La crise de 2008, les politiques néo-libérales du gouvernement Cameron, l’énorme somme d’énergie mobilisée par ce conflit interminable minent la vie quotidienne et les perspectives des Nord-Irlandais.

Curieusement, au sud, l’Irlande républicaine semble se rétablir du crash de sa bulle immobilière.

Le sang, contrairement à l’eau, possède une mémoire qui commence à se bâtir dès la gestation. En Irlande-du-Nord, et plus particulièrement à Belfast, il semble qu’il faudra encore une ou deux ou trois générations avant que les traces de la peur et de sa jumelle, la violence, ne cessent de se transmettre. Avant qu’on cesse de chanter In your head they are fighting.

Bobby Sands l’a écrit: «Our revenge will be the laughter of our children».

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