Le voyageur qui débarque à Cefalù, à quelques cinquante kilomètres à l’est de Palerme, est frappé par deux choses.
Tout d’abord la Rocca, un promontaire calcaire de 270 mètres de hauteur, dominant la ville comme une verrue ou plus noblement une tête d’escargot, cette dernière analogie ayant peut-être donné, d’après le grec Kephaloidion dérivé de képhalos, tête, son nom à la vielle cité. La Rocca est certainement spectaculaire, mais à peine moins remarquable que l’accent grave qui surmonte, tel un chapeau de carnaval, le U final de Cefalù.
La lettre isolée U se prononçant toujours ou en italien, quelle est son utilité? Existe-t-il des U accent aigu? J’en cherche encore, mais ce n’est pas ma première perplexité face à l’italien, une langue supposément facile qui se révèle à l’usage, comme les couloirs d’un château médiéval, semée d’oubliettes et de chausse-trappes.
Quoi qu’il en soit, le voyageur tirant sa valise à roulettes vers le centre de Cefalù tombe bientôt sous le charme d’une petite ville extraordinaire. Ce n’est pas parce qu’un lieu charmant devient touristique qu’il cesse d’être charmant. Du moins, pas tout de suite. Il existe une période de grâce pendant laquelle les deux états peuvent cohabiter, notamment en basse-saison. En arpentant les rues étroites de la vieille ville, en s’introduisant dans les passages obscurs qui séparent des pâtés de maison dont certains semblent dater des Croisades, le voyageur ressent un authentique frisson, d’autant plus que les locaux traitent l’invasion planétaire avec un sain mépris. Curieusement, dans cet espace traversé par des bipèdes parlant plus de vingt langues internationales, les habitants de Cefalù semblent trouver moyen de mener une existence presque normale, peut-être parce qu’ils tirent l’essentiel de leur subsistance des retombées, que ces dernières soient des factures de restaurant, de boutiques ou de services.
Le tout est peut-être favorisé, en cette éternelle fin de saison dystopique, par un temps estival, vingt-quatre, vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept degrés, qui n’en finit plus de finir. La mer est chaude, les itinérants numériques se font toujours rôtir sur la spiaggia, le soir venu tout un chacun déguste son Spritz Aperol ou son negroni en manches courtes sur la place du Duomo.
Mais le climat n’est qu’accessoire. Ce qui joue et ce qui jouait il y a deux mille ans, c’est la beauté des lieux, l’extraordinaire convergence de ce rocher, de cette plage, de ces montagnes, de cette mer sur la côte nord de la Sicile, à quelques dizaines de kilomètres de ce Mordor qu’est Pazzolermo, Palerme la folle.
Lawrence Durrell, le grand écrivain irlando-britannique, dont Le Quatuor d’Alexandrie constitue toujours, à mon avis, un des plus grands cycles romanesques du vingtième siècle, a publié en 1961 un livre intitulé Cefalu. L’auteur ayant dérivé vers la fin vers des considérations ésotériques qui annoncent, comme l’œuvre de Kerouac, le psychédélisme, le livre raconte un voyage initiatique où apparaît cet archétype méditerranéen, le Minotaure. Cefalù, la ville où a été tourné le chef d’œuvre Cinema Paradiso, semble ne pas pouvoir échapper à son pouvoir d’évocation. J’y passe quelques jours bienheureux en me disant que, malgré tout, j’aimerais y revenir.
Pourquoi? Je ne sais pas. Il y a certainement le bruit de la mer en bas sur la plage. Il y a ce rocher en forme de verrue et cet accent grave sur le U. Il y a aussi tous ces gens qui déambulent, qui mangent, qui prennent l’apéro les yeux fixés sur l’écran de leur smartphone. Je tu il nous sommes tous ce soir à Gaza, à Bruxelles ou aux États-Unis où – notez l’accent grave – sévit le Triste Soron aux cheveux oranges. Nous ne lisons pas Durrell, nous dansons sur le fil de l’extinction, dans cet été anormal qui n’en finit plus.
Quand il n’y aura plus de smartphones, d’accents graves, de bombes ou de roquettes tuant des civils palestiniens, juifs ou autres, il restera toujours la Rocca.